Où est passée Héloïse Adélaïde Letissier ?

L’auteure visionnaire derrière Christine and the Queens a quitté Internet le 7 juillet dernier. Mis à part l’annonce de sa présence au Global Citizen Live à Paris le 25 septembre, l’une des stars androgynes les plus appréciées au monde, originaire de Nantes, n’a quasiment pas été vue depuis.

Mais dans le vrai sens du terme « être vu », Héloïse Letissier a déclaré que son départ des réseaux sociaux venait de la façon dont elle veut être entendue à l’avenir. Après une période de forte présence sur les réseaux durant la pandémie, il semblerait que sa décision s’inscrive maintenant dans un souci de résilience.

« Je fais une pause à partir de maintenant », a-t-elle-écrit. « Le voyage dans lequel je me suis lancée me demande d’être prudente, protégée, sincère. C’est un voyage d’amour et de lumière. Je ne veux pas vous parler avec des mots vides de sens. Je veux que vous me voyiez, quand je reviendrai, je veux que vous m’entendiez. De vraies paroles viendront une grande guérison, de la vérité viendra une lumière éternelle. »

« C’est ce que j’ai décidé de faire, c’est ma résolution », a-t-elle poursuivi. « Nous allons avoir besoin de force pour ce qui nous attend. Ça pourrait être glorieux. Nous sommes maintenant tous responsables de cette lumière vacillante qui demande que l’on en prenne soin. Suivez votre intuition. C’est la lumière intérieure. Du cœur jusqu’au ciel au-dessus de nous. »

Vous vous dîtes sûrement : pourquoi en faire tout un plat ? Une star de plus qui quitte les réseaux sociaux ! N’est-ce pas ce qu’on est tous en train de faire, une désintoxication digitale suite aux excès causés par le confinement ? Mais là, c’est différent. Pour comprendre pourquoi, vous devez vous plonger dans l’histoire récente des stars queer de la pop du XXIe siècle, et comprendre pourquoi Internet représente un espace si important.

Dans son livre Glitter Up the Dark, Sasha Geffen écrit que la musique pop telle que nous la connaissons aujourd’hui a évolué au fil du temps à partir de l’imagination des stars queer : des femmes noires comme Big Mama Thornton, ont brisé les frontières entre les genres dans la musique blues des années 1940, des DJ du disco ont animé des soirées effervescentes dans des clubs gays où les normes sociales se courbaient face à la réalité.

Geffen avance qu'Internet est devenu un moyen pour les artistes queer de transcender leur identité physique, de manifester leur identité et de se connecter à une communauté plus large, à un ensemble de personnes qui n'avaient peut-être pas le sentiment d'appartenir à un monde de catégories et d'étiquettes binaires, mais plus spécifiques :  hétérosexuelles, cisgenres et blanches.

« Bien que les personnes transgenres aient construit des réseaux de soutien social et d’aide médicale tout au long du XXe siècle, ces structures étaient inévitablement limitées par la technologie », écrit Geffen. « Au XXIe siècle, la prolifération du matériel électronique grand public équipé d'Internet a permis à une nouvelle génération de non-conformistes du genre de communiquer à n'importe quelle distance... La communication ne dépendait pas de la présence du corps physique, et même la voix n'était plus nécessaire. »

Une partie du livre retrace l’influence de producteurs transgenres comme Arca et Sophie (originaire de Glasgow, pionnière de la musique électronique, adorée par Héloïse Letissier, qui a tragiquement perdu la vie à 34 ans en janvier après être tombée d'un balcon alors qu'elle prenait une photo de la pleine lune), ainsi que l’influence de musiciens homosexuels comme Frank Ocean, Perfume Genius et Janelle Monáe. Ce livre explore également comment ils ont finalement réussi à se créer un espace dans le sanctuaire nébuleux qu’est Internet.

Cette histoire résonne avec la façon dont Héloïse Letissier, qui s’identifie en tant que queer et pansexuelle, exprime son identité à travers l’art. Dans son tout premier album, dès le refrain de la première chanson : « Cause I’ve got it / I’m a man now. » (Je l’ai / Je suis un homme maintenant), elle soulève des questions sur son propre genre et sa sexualité. Elle a une personnalité qui « ne tient pas debout » : décentrée, défiant les catégorisations, s'épanouissant et se réjouissant dans des contours flous et magnifiques.

En 2016, Chaleur Humaine a été le disque le plus vendu de l’année en Grande-Bretagne dans la catégorie premier album. Son album suivant, Chris, est allé encore plus loin, établissant un alter-ego masculin libéré comme tour de force centrale. Cet album a restauré « une croyance en la musique pop comme quelque chose de plus qu’éphémère, comme un vecteur d’idées, un espace dans lequel vous pouvez vous transformer », selon un avis noté cinq étoiles dans le Guardian.

L’androgynie, comme celle d’Héloïse Letissier, dans la musique pop n’est pas forcément une chose nouvelle. Geffen explique comment Prince avait un alter-ego féminin appelé Camille qu’il créditait sur des chansons où il modifiait sa voix pour la rendre plus aiguë. Mais la façon dont Héloïse Letissier parle de l’androgynie via des espaces accessibles et informes tels qu’Internet est un renouveau. Auparavant, l'Internet offrait un espace pour que l'art marginalisé prospère dans un underground numérique. Mais aujourd'hui, il s'est infiltré dans le grand public. À quand remonte la dernière fois où vous avez passé une journée en ligne sans voir un message du conseiller spirituel de l'Internet, Lil Nas X ?

La chanteuse française a profité du confinement pour se créer une nouvelle scène : l’esthétique de son home studio minimaliste. Elle a été l’une des premières à adopter les live d’Instagram en tant que nouveau mode de performance et pour y diffuser de nouvelles chansons, des reprises et des danses improvisées à un public captif qui, comme elle, apprenait à faire face à un nouveau mode de vie.

Elle a pris en main cet espace numérique, ancré comme un véritable lieu cohérent, tangible et physique, et l’a fait sien. C’est devenu un théâtre où elle était le personnage principal.

Puis, en mars 2020, elle a rejoint la communauté Together At Home, diffusant un set de 35 minutes pour appeler à passer à l'action avec Global Citizen afin de lutter contre la pandémie. Et en juin 2020, l'espace qu'elle s'était créé s'est étendu afin d'influencer les responsables politiques, puisqu'elle a tweeté avec Global Citizen auprès des dirigeants mondiaux en France, en Belgique et au Luxembourg pour soutenir un accès équitable au vaccin contre la COVID-19.

Sa performance époustouflante lors de Global Goal : Unite for Our Future ce mois-là était d'autant plus forte que nous pouvions enfin la voir dans le monde réel, seule mais puissante, chantant « La Vita Nuova » devant un Grand Palais étrangement vide. On se sentait proche de la gloire dont elle parlait dans son mot de départ, mais un an plus tard, l’interprète a décidé de quitter l'espace virtuel qu'elle avait construit.

« Si tu disparais, je disparais aussi », chantait l’auteure sur « People, I've been sad », un titre sorti quelques semaines avant que l'Organisation mondiale de la santé ne déclare officiellement la pandémie de COVID-19, et qu’elle a interprété plus tard dans The Late Show with Stephen Colbert depuis le rebord de sa fenêtre.

Dans le contexte de cette chanson et de l'histoire de la relation entre ses prédécesseurs pop star queer et les espaces digitaux, son retrait des réseaux sociaux pourrait avoir une plus grande signification.

Peut-être que la pandémie s’est accompagnée d’une prise de conscience pour elle : que la seule façon dont elle pouvait nourrir et protéger « la lumière intérieure » était en s’ancrant dans des espaces physiques de sa propre vie qu’elle peut toucher et ressentir. Elle veut retrouver son esprit et sa formidable force. Une régénération qui est peut-être mieux décrite par la militante féministe et écrivaine Audrey Lorde : « Prendre soin de moi n’est pas de l’auto-indulgence, c’est de l’auto-préservation, et c’est un acte de guerre politique. »

Ainsi, sa décision devient moins un retrait, mais plutôt une transformation. Elle a rejeté les espaces construits pour elle afin de concevoir les siens. Où est passée Héloïse Adélaïde Letissier ? Elle se métamorphose. Elle grandit, réfléchit, évolue.

« Je perçois un refus de forcer le corps contre sa véritable forme », écrit Geffen à propos des artistes qui ont trouvé leur voix en ligne dans Glitter Up the Dark. « Au contraire, j’y vois la volonté de laisser le corps se choisir lui-même, de laisser la voix s'élever et s'éloigner des attentes qui l'enfermeraient. »

« Dans leur musique insaisissable, déroutante et transcendante, ces artistes - et les centaines d'autres qui les rejoignent dans cette voie - se débarrassent des modèles cloisonnés qui les éloignent d'eux-mêmes », ajoutent-ils. « Leur musique se déploie en de nouvelles formes sans nom, des formes qui ouvrent un chemin vers un monde qui laisse entrer la lumière. »

C'est là qu’Héloïse Letissier trouvera sa propre « lumière intérieure », cette « lumière vacillante qui demande de l'attention » dont elle parlait, en prenant le temps et l'espace nécessaires pour trouver sa propre voix, en reconstruisant son propre pouvoir en tant qu'artiste queer et en tant qu'être humain rayonnant, en cherchant comment exactement elle veut l'utiliser de manière à faire avancer son monde vivant.

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